Enfant, à Casablanca, Cee voulait devenir une star du foot comme la plupart de ses potes. Une maladie a rapidement brisé ses rêves de taper le ballon dans de grands stades, alors il s’est tourné vers la musique comme exutoire créatif. Sa carrière de DJ a commencé très tôt, en organisant des fêtes de quartier. Aujourd’hui, une décennie plus tard, Cee ElAssaad est devenu un poids lourd de la scène afro-house, qui a contribué à placer le Maroc sur la carte de la musique électronique. Il a été récompensé pour son travail de production – classé dans le Top 100 des artistes afro-house de Traxsource au cours des cinq dernières années – et ses performances live, en tournée à travers l’Europe et l’Afrique.
La pandémie a violemment impacté la scène musicale un peu partout. Comment avez-vous tenu le coup au Maroc ?
Il n’y a eu aucun événement officiel depuis le début de cette pandémie, et c’est difficile pour tout le monde dans le milieu : DJs, salles et clubs, organisateurs, propriétaires de lieux. Seules quelques fêtes clandestines ont eu lieu mais je ne m’y suis pas aventuré, pour des raisons évidentes. Le plus compliqué pour moi, c’est qu’on n’a aucune visibilité, aucune date de sortie de crise en vue, ce qui nous empêche de planifier quoi que ce soit. Alors comme la plupart des DJs et producteurs, la seule chose qui m’a occupé jusqu’à présent, c’est faire de la musique – beaucoup de musique, en fait – sans pour autant avoir de stratégie claire de comment et quand la sortir, parce que tout est trop incertain. Faire de la musique m’aide à oublier toute l’énergie négative que la pandémie crée, et je reconnais que cette période a aussi été pour moi l’occasion de prendre du recul et de réfléchir à ma carrière. Cela m’a donné le temps nécessaire pour me connaître encore mieux, et pour comprendre comment je souhaite évoluer en tant qu’artiste une fois la pandémie passée. Je n’avais jamais le temps pour méditer, avant le Covid, parce que j’étais pris dans la routine « concert – studio – concerts – studio – concerts… »
Comment a évolué ta vision des choses après cette introspection ?
Ma vision a profondément évolué ces derniers mois. Je me sens plus apte à définir mon identité musicale, et les productions que je vais sortir seront très différentes : c’est encore plus « moi ». Je suis bien plus conscient de ce que je fais et surtout, pourquoi je le fais. Parce que comme tu peux l’imaginer, quand tu commences à tourner et gagner un peu d’argent, ton ego et ton compte bancaire explosent et il est facile de perdre le cap. Tu vas probablement faire des choses dont tu n’es même pas convaincu, simplement parce que tu penses que c’est logique au niveau commercial, et alors tu finis par te perdre. De mon côté, j’ai toujours fait de la musique pour m’exprimer, et pas pour courir après la célébrité ou l’argent. J’ai décidé que dorénavant, je me dédierai à 100% à ma musique sans essayer de faire plaisir à quiconque dans l’industrie musicale.
Qu’est-ce que ça signifie en termes de production ?
En gros, il s’agit de me concentrer sur la qualité. J’ai changé la façon dont je fais de la musique. Je travaille de plus en plus en collaboration avec d’autres musiciens, j’utilise plus de synthétiseurs et de séquenceurs, en mélangeant les éléments live avec les sons électroniques. Je dirais qu’avant la pandémie, j’essaye de produire beaucoup : j’étais plutôt intéressé par la quantité et je hâtais trop souvent mon travail. Aujourd’hui, j’ai compris beaucoup de choses pour améliorer mon processus créatif, et c’est bien plus plaisant et organique. Bien plus agréable que de travailler seul avec un logiciel. Les ordinateurs ne sont qu’une suite d’algorithmes et de chiffres, tandis que notre esprit est sans limite, où même les soi-disant « erreurs » que l’on commet peuvent alimenter la créativité.
Tu peux nous parler des « re-edits » que tu as faits, de véritables pépites africaines ?
J’ai diggé un peu de tout l’an dernier, et notamment des jams africains particulièrement rares. Et même si je ne vais pas forcément les ré-éditer, je vais les jouer, tu comprends ? Pendant la pandémie, j’achète de la musique du monde entier : pas uniquement des sons africains mais aussi des compilations indiennes, du jazz underground de New York… J’ai donc étendu mes connaissances musicales, parce que je pense que le plus important est le feeling de la musique, et non pas d’où elle vient et comment elle a été faite. Ma musique est ainsi devenue bien plus organique, et c’est d’ailleurs mon état d’esprit en ce moment. La musique qui a une âme. Naturellement, j’ai commencé cette série de « re-edits » [disponibles ici ; NdA] avec des maîtres comme Salif Keita et Sekouba Bambino de façon à pouvoir les inclure dans mes propres sets et partager avec les gens mon approche différente de ces musiques.
Donc tu utilises la musique électronique comme une plateforme de diffusion de sonorités plus traditionnelles ?
least not with the younger generation.
Exactement, et c’est d’ailleurs ce qui s’est passé dans mon propre cas : j’ai découvert les musiques africaines à travers la musique électronique. Je suis tombé dans le milieu électronique alors que j’étais encore très jeune. C’était très différent, bien plus énergique, et ça m’a complètement happé. D’ailleurs, comme tu peux le voir avec l’album Funu de Dennis Ferrer qui fait partie de ma sélection, c’est comme ça que j’ai commencé à entendre de la musique africaine mélangée à de la musique électronique, ce qui m’a ensuite amené à découvrir les charmes et la beauté de la musique produite en Afrique et ailleurs. Je me souviens particulièrement des vieilles compilations chill-out, par exemple, sur lesquelles je pouvais entendre de la magnifique musique indienne ou afghane. C’est à ce moment que j’ai commencé à faire des recherches sur les artistes, et ainsi découvrir de nouveaux genres. Donc oui, la musique électronique peut être une bonne façon de faire découvrir d’autres cultures et traditions, et ça me plairait de voir plus de producteurs s’y intéresser. Car au final, si ce sont ces cultures locales qui en bénéficient, ça permet aussi de renouveler l’inspiration et les sonorités des musiques électroniques. On l’a vu au Maroc avec le gnawa et les cultures berbères qui ont soudain connu un regain d’attention, en même temps que notre propre musique électronique s’en trouvait rafraîchie. Pour revenir à ta question initiale, c’est aussi ce qui m’a motivé à produire ces « re-edits » africains… Car bien que des artistes comme Salif Keita soient devenus extrêmement célèbres, je crois qu’ils n’ont pas encore reçu toute l’attention qu’ils méritent. Tout du moins auprès de la jeune génération.
Comment envisages-tu le lien entre le Maroc et le reste du continent ?
Je n’arrive vraiment pas à comprendre pourquoi les Africains et Africaines se considèrent si différents les uns des autres. La plupart des Marocains ne se voient pas comme des Africains, d’une certaine façon. Généralement, ils se considèrent arabes plutôt qu’africains, juste parce que nos ancêtres venaient d’Arabie Saoudite et de se région. Alors que ça fait des siècles qu’on est sur le continent. On est africains à 100%. Et je vois la même chose au sud du Sahara, où pour la plupart des gens, le Maghreb et l’Égypte ne sont pas complètement africains. Ça me fait bizarre. J’imagine que ça vient en partie de la couleur, de la religion et des langues. Il y a bien quelque chose de différent dans nos cultures, mais c’est aussi vrai sur l’ensemble du continent. Personnellement, je me suis toujours profondément senti africain, et pas tant arabe. En tant qu’artiste, je me suis lié au reste du continent via la musique. Le plus gros de la musique que j’aime, je l’ai découvert grâce aux Africains et à la diaspora, y compris la house et le hip-hop, qui a commencé avec les Africains-Américains. Quand j’ai compris que des artistes qui vivaient aux États-Unis en savaient plus sur la musique africaine que moi qui habitais sur le continent, ça m’a encore plus motivé pour m’intéresser à ce qui se passe sur mon propre terrain, au Sénégal, au Mali ou au Nigéria.
Ta carrière a beaucoup oscillé entre l’organisation d’événements et production en studio.
J’organisais pas mal d’événements, il y a déjà un certain temps, et j’invitais des gros noms de la house au Maroc. C’était vraiment super, mais il a fallu que je prenne un peu de temps pour moi aussi, si je voulais vraiment m’investir dans ma carrière musicale afin de me faire un nom en tant que DJ et producteur. Alors j’ai complètement arrêté les événements pendant plusieurs années, et puis l’an dernier, Comptoir Darna nous a sollicités, FNX et moi. C’est une véritable institution à Marrakech, et ils nous ont proposé de programmer une résidence intitulée « Souktronic ». Ils nous ont demandé de gérer la direction artistique de la soirée pour apporter un nouvel esprit à la scène locale. C’était une excellente expérience et une opportunité unique pour partager notre vision, et on espère continuer cette aventure dès que ce sera à nouveau possible.
Comment considères-tu l’évolution de la musique électronique au Maghreb ?
Je dirais que ça commence à prendre en ce moment. Il y a de plus en plus d’événements et de festivals et la scène prend de l’ampleur. C’est même devenu un vrai courant : les gens trouvent ça cool d’écouter de la musique électronique et c’est quasiment devenu mainstream chez les jeunes. Cela dit, je pense qu’on a malheureusement perdu un peu de l’éthique underground et du message qu’il y avait derrière la musique. La vraie scène – la scène underground, les gens qui sont là pour l’amour et la passion – est toujours aussi restreinte.
Masters At Work – I Can’t Get No Sleep (feat. India)
C’est un des premiers disques de musique électronique que j’ai entendus, et le premier de Masters At Work [le nom du duo formé de Louie Vega et Kenny Dope ; NdA]. Les gens qui me connaissent savent à quel point Masters At Work a influencé l’ensemble de ma carrière. Je considère qu’ils ont complètement redéfini la théorie musicale. J’adore leur son, je le joue encore, et impossible d’aller dormir une fois que je lance ce morceau. LOL.
Francois K – Time & Space
C’est un autre des tout premiers morceaux de musique électronique que j’ai entendus. Étonnamment, c’est cette chanson qui m’a fait « tolérer » les éléments électroniques de la house. Auparavant j’adorais la house très organique et soulful, avec les lignes de basse, les orgues Hammond, la section de cuivres et tout le toutim. Mais ce track a tout chamboulé. La chanson est minimaliste et très « électro », et François K m’a totalement convaincu de ce type de son. Il fait beaucoup de sets en streaming depuis le début de la pandémie, et je le suis toujours. Je continue d’adorer et respecter le personnage et je joue énormément sa musique.
Jerome Sydenham & Kerri Chandler – Candela (Demo Flute)
Ces types étaient vraiment à la pointe à l’époque. Avec cette version du morceau, la « Demo Flute », c’était la première fois que j’entendais parler de Ibadan Records, qui est instantanément entré dans mon top 5 des labels pour ne plus jamais en sortir. Ce label a été lancé par Jerome Sydenham, né à Ibadan au Nigéria, et son catalogue est à la pointe quand il s’agit d’intégrer les sonorités panafricaines dans la house et la techno. D’ailleurs, une des meilleures choses qui me soient arrivées pendant cette pandémie, c’est d’avoir reçu un e-mail du département artistique de Ibadan qui me demandait de leur livrer un remix.
Vince Watson – Progress (Joe Claussell Remix)
Vince est un de mes producteurs préférés de ces dix dernières années. Il a sorti cette année un EP de remixes (Via – The Mixes) avec entre autres des légendes comme Osunlade, Manoo et bien évidemment Joe Claussell. C’était pour moi l’une des meilleures sorties de l’année, et cette chanson en particulier m’a profondément touché pendant cette pandémie. Ma seule frustration est de ne pas avoir encore pu la jouer devant un public, mais je suis certain qu’une fois que tout ça sera terminé, je vais en user et en abuser.
Dennis Ferrer – Funu (Hi-Life mix)
C’est le tout premier morceau de house que j’ai entendu avec des éléments africains. Ça a été un tel choc ! Je me suis dit, « Ok, donc la musique africaine peut être mixée avec des éléments africains ». C’était la combinaison parfaite, qui respectait à la fois l’esprit de l’afrobeat et de la house.
Manoo – Kodjo
C’est en 2009 et avec ce morceau que je découvrais l’existence de Manoo. Ce track complètement instrumental m’a vraiment fait apprécier l’afro-house. J’ai tellement joué cette chanson, dans au moins un set sur deux, et je continue de le faire. Dès que je commence à bien sentir le public, je joue « Kodjo ».
Louie Vega Starring Julie McKnight – Bittersweet Love Affair (Dance Ritual Mix)
C’est dans mon top 5 des morceaux de house, parce que le message est très puissant, les paroles sont extrêmement bien écrites et la production musicale de Louie Vega en fait le track parfait. Ça me donne la chair de poule, encore aujourd’hui.
Africanism Presents Soha - Les Enfants Du Bled
Jusqu’à écouter ce morceau, je n’avais jamais rien entendu qui combine afro-house avec ce genre d’éléments mélancoliques de musique électronique. La production est signée Soha, un duo composé par Gregory et Julien Jabre, et c’est réellement une de mes chansons favorites de tous les temps. Je pense que tous les nouveaux producteurs de afro-house devraient la prendre pour exemple. C’est une excellente combinaison de house et d’électro, le tout avec un esprit africain très présent.
Femi Kuti – Truth Don Die
Je joue cette chanson d’afrobeat très régulièrement. Le grand Kerri Chandler l’avait remixée à l’époque, mais je kiffe toujours l’original, et c’est un des rares morceaux d’afrobeat que j’inclus dans un set de house. Ouais, mec, l’afrobeat, c’est la vie !
Culoe De Song – Far Away
Je l’ai sélectionné pour présenter au moins un producteur de la nouvelle génération. Cette chanson est très trippante et déclenche une sorte d’émotion très puissante. Je souhaite rendre hommage à Culoe, qui n’a pas encore la reconnaissance qu’il mérite. C’est l’un des producteurs les plus brillants du continent, et selon moi un des rares qui prend vraiment le temps de faire des arrangements musicaux. J’adore ce mec et j’espère vraiment qu’il aura le succès qu’il mérite.